La maîtrise de la Douleur

Alain Neidhardt et Monique Audion-Neidhardt

mis à jour juin 2008

 
  A Boston, le 16 octobre 1846, fut homologuée la première intervention chirurgicale sans douleur mondialement reconnue !
Des essais antérieurs s’étaient avérés décevants. Ce matin là, dans l’amphithéâtre chirurgical du Massachusetts General Hospital, un patient consentant, le jeune Abbott était prêt pour une nouvelle expérience. Les promesses vagues de ne pas souffrir sous le bistouri du docteur Warren suffisaient à convaincre !.. Il s’agissait d’extirper une importante tumeur latéro-cervicale gauche, on attendait un dentiste qui promettait une technique toute nouvelle pour supprimer toute douleur, un dénommé William T. G. Morton. Une foule curieuse et dubitative emplissait les gradins, s’attendant à un échec supplémentaire de cette tentative. Parmi les présents, les Bigelow, père et fils, l’un, physiologiste, l’autre, Henry Jacob, chirurgien, mondialement connus s’apprêtaient à noter avec application les moindres détails de la séance.

 

La solennité du moment est bien rendue…vingt ans après, dans le tableau de Robert Hinckley (1882) avec toutes les fantaisies que l’on peut imaginer, comme le souligne G. Arnulf. C’est au moment où l’on désespérait de le voir arriver, alors que le docteur Warren allait intervenir comme à l’accoutumé, c’est à dire sans précaution analgésique, qu’apparut Morton, portant un modèle, amélioré le matin-même, de son mystérieux évaporateur de « léthéon ».

Après quelques bouffées inspirées de vapeurs issues de ce liquide, Abbott s’assoupit, l’intervention eut lieu dans un silence religieux et, après suture de la plaie, le patient se réveilla fort étonné de n’avoir rien senti et ce fut une irrépressible ovation qui accueillit cet événement, incroyable quelques minutes auparavant : une opération chirurgicale peut être effectuée sans douleur !

 
A partir de ce moment et après diffusion de la technique au monde entier et son appellation officielle par O. H. Holmes sous le nom d’Anesthésie, il fut inimaginable de pouvoir s’en passer.  
 

Et pourtant, que se passait-il dans les temps antérieurs ?

Le témoignage d’un confrère écrit au docteur Simpson, obstétricien célèbre d’Edinburgh, décrit parfaitement ce qu’il fallait attendre d’une intervention jugée nécessaire ! « Avant le temps des anesthésies, le patient qui devait subir une opération était semblable à un criminel se préparant à être exécuté.

Il comptait les jours qui le séparaient de la date fatale. Ce jour venu, il comptait les heures. Il tendait l’oreille pour surprendre le bruit des roues de la voiture du chirurgien, son coup de sonnette, son pas dans l’escalier, son pas dans la chambre, le cliquetis de ses instruments redoutés, ses paroles rares et graves, ses ultimes préparations. Alors, tout en se révoltant contre son sort, il se laissait attacher et s’abandonnait au couteau cruel ».

 

En règle générale, l’opération était menée à bien grâce à l’assistance de cinq collaborateurs musclés, un pour le maintien de chaque membre et le cinquième pour tenir l’extrémité céphalique !

La seule commisération manifestée par le chirurgien habile était celle du geste rapide permettant d’écourter la période du supplice !

On peut retrouver dans les archives de la médecine un compte rendu d’une intervention menée chez un jeune rural par le professeur Broca junior et sans aucune précaution pharmacologique qui eût pu alléger les horribles sensations. La « victime » s’était refusée à toute imprégnation éthylique préalable ! Le médecin rapporteur  était lui-même à la limite de tolérance. Deux demi-heures séparées par une sorte de mi-temps furent exigées  par le chirurgien pour cause d’épuisement,

Etions-nous donc totalement dépourvus de moyens face aux circonstances douloureuses que nous imposait la nature ?

La douleur dans l’antiquité.  Il y a plus de trois-mille ans, l’homme s’était déjà pourvu de moyens globalement efficaces contre les douleurs les plus violentes.

Dans son arsenal thérapeutique, solanacées, papavéracées et moracées tenaient une place prépondérante.Sur les plaquettes d’argile, cuites et recuites au gré des incendies des métropoles de l’époque, et remontant aux écritures de Sumer, on retrouve les recettes engageant à faire appel aux extraits du pavot, du chanvre, de la laitue vireuse, de la jusquiame, mêlés souvent à l’alcool de la bière.

Sur le papyrus d’Ebers émis 1550 ans avant notre ère, sont également recommandées quelques compositions à base d’alcool, d’opium et…de déjections anciennes de mouches récemment décollées du mur !

Au musée d’Héraklion la déesse de Ghazi, âgée de 3300 ans, s’est réfugiée derrière une vitrine et atteste par sa parure coronale ornée de pavots que l’usage fait du latex de cette fleur pouvait être salvateur.

La phytothérapie était bien établie chez les anciens. La laitue vireuse (lactuca virosa) aux vertus hypnotiques était un élément de composition du Népenthes. La belle Hélène, qui en aurait appris les vertus lors de son refuge à Thèbes au bord du Nil, le fit  goûter à Télémaque lors de son passage à Lacédémone. L’usage de la laitue est encore  courant pour calmer les enfants agités du bord du Nil. Elle était soigneusement répertoriée dans nos antiques apothicaireries dans d’harmonieux pots canons.

 

La jusquiame était aussi à l’honneur ; ses vertus sédatives étaient accompagnées d’effets toxiques qui devaient en faire modérer l’adjonction aux panacées en usage.

Les pots conservant l’hyoscyamine sont également présents sur  les rayonnages de nos pharmacies.

Mais nos ancêtres ne manquaient pas non plus de chanvre, de nymphéa, le nénuphar jaune, et bien entendu, de mandragore. La mandragore aux relents sulfureux, que l’on a dit pousser abondamment sous les gibets, dernières expression du condamné agonisant émettant son ultime désir de se survivre ! Sa racine anthropomorphe était créditée de pouvoirs analgésiant, soporifique, extatique mais il fallait oser la déraciner, le risque ne mourir dans l’année était assuré et dans l’immédiat, son cri était tel que l’audacieux herboriste en restait totalement sourd ! Malgré l’affection portée à son chien, il était préférable de lui laisser le soin d’extirper la plante, en partie libérée,  en l’attachant par le col à l’objet convoité et de se boucher énergiquement les oreilles !

Dans la pharmacie de l’hôpital Saint-Jacques, nous retrouvons la trace de la plupart des ingrédients ayant servi aux multiples préparations. Souvent, mêlés à de la poudre de vipère, on disposait ainsi d’une thériaque ophidienne omnipotente !

Les voies d’administration étaient multiples : ingestion, lavement, inhalation.  Fumigations ou inspirations des vapeurs de préparations volatiles étaient courantes. Ainsi fut d’usage très répandu, dès le pré moyen age, l’éponge soporifique. Son application sur la bouche et le nez du patient entraînait un rapide état d’ébriété profonde permettant le geste salvateur mais douloureux sans ce préambule.

Ces mélanges de drogues tels l’association d’opium, de mandragore et de jusquiame, étaient conseillés par Dioscoride (40 – 90). Galien (131-201) soulignait le bien-fait des suppositoires à l’opium, malaxés à la laine de mouton pour leur mise en forme.

Et pourquoi subitement l’oubli apparent en occident de ces connaissances avancées ? Sans doute par l’instauration d’un piétisme rétrograde, de la perte de l’idée de rationalisme et de la dominance de superstitions religieuses couvrant auprès des autorités ecclésiastiques un abîme d’ignorance. La « douleur rédemptrice » fut servie au bon peuple naïf comme une assurance d’accès au paradis.

Enfreindre ce principe en utilisant des techniques traditionnelles héritées des anciens faisait courir un risque mortel. Combien de malheureuses femmes appliquant les remèdes que leurs mères leur avaient légués terminèrent leur carrière sur un bûcher ! 

Tout n’était cependant point perdu.  Paradoxalement des religieux, moines retirés dans des lieux de méditation, de pensée et souvent de pédagogie conservaient méticuleusement les découvertes des générations anciennes. Salerne, Dubrovnik possédaient des ouvrages et mémoires de grande qualité dans leurs bibliothèques mais à usage très restreint !

La Renaissance allait-elle changer tout cela et permettre la libération des connaissances scientifiques ? Les chercheurs ne manquaient pas mais travaillaient sur le thème de l’analgésie de manière souvent clandestine. Dans un autre domaine, Copernic en 1543 n’avait-il pas enfreint les croyances de l’église, risquant de faire monter sur le bûcher purificateur Galilée, adepte de sa conception, près d’un siècle plus tard ?

Philipus, Auréolus,Théophrastus, Bombastus, von Hohenheim, dit Paracelse ou «  doctor Opiatus », vantait en 1550  l’usage du Labdanum,  issu d’un ciste méditerranéen. Il chantait surtout les vertus de l’opium. Il avait même expérimenté l’insensibilisation totale par inhalation de vapeur d’ « eau blanche », cette molécule découverte en 1275 par Raymundus Lullius, ou « oleum dulci vitrioli » comme l’avait appelé Valerius Cordus, savant botaniste et chimiste, à qui on en devait la première synthèse.  Cette médication était obtenue par action de l’acide sulfurique sur l’alcool et s’avérait très efficace chez … le poulet ! Il était donc le premier à avoir utilisé ce que Wilhelm-Godefroy Froben appellera en 1734 l’éther et trois siècles avant Morton !

 

D’autres techniques pouvaient apporter un soulagement relatif ou temporaire permettant de passer un cap d’extrême douleur. Ambroise Paré comprimait parfois les carotides de ses patients et profitait du coma par hypoxie cérébrale pour réaliser le geste redouté mais salvateur. Deux siècles plus tard, un chirurgien anglais, Moore, suivra ses traces.

En 1650, Thomas Sydenham louait l’effet de l’opium « Sine illo manca sit, ac claudicat » et mit au point la potion de Laudanum faite essentiellement de teinture d’opium safrané et de clou de girofle.

User de ces moyens par compassion, oui, mais discrètement ! Nicolas Bailly, chirurgien fut condamné en plein dix-septième siècle pour usage d’analgésique au profit de ses patients !

Malgré le frein constant de l’Eglise, un siècle plus tard, en 1730, Albrecht von Haller administrait sa potion faite d’opium, de belladone et de jusquiame. Il fallait savoir éviter les excès…

Enfin, en 1750, l’un des frères Hunter, John, découvrait l’effet du froid et son blocage de la transmission douloureuse. Larrey en fera l ‘expérience en 1812 dans les plaines de Russie !

Au terme du XVIIIème siècle, la découverte de nouvelles possibilités s’accumulent dans la vieille Europe.
J. Pristley, honorable révérend, épris de chimie mettait au point le protoxyde d’azote dont l’inhalation générait un état ébrieux accompagné d’une insensibilité intéressante. Sans doute une hypoxémie relative devait-elle majorer cet état au risque d’endommager quelques neurones… La populace, encore confite en dévotion, saccagea son laboratoire hébergé dans le château du lieu pour lui faire comprendre l’aberration dans laquelle il s’égarait en quittant les saints principes de la Bible. Son hôte, le comte de Shelbourne, châtelain de Leeds dans le Yorkshire , lui fit comprendre que la collaboration atteignait ses limites et il émigra aux Etats Unis où il mourut dans un état d’aliénation complète.

Dix ans plus tard, Davy, l’homme de la lampe, utilisait ce gaz à des titres thérapeutiques illusoires mais en nota l’effet analgésique. Faraday travaillant dans le même laboratoire en fit l’expérience pour calmer quelque rage de dent mais trouvait l’effet des vapeurs d’éther plus efficace.

Dans la même période, Hickman devint le propagandiste de la technique d’inhalation  du protoxyde d’azote mais semait une douloureuse ambiguïté en trouvant au dioxyde de carbone un effet comparable ! Ici aussi, l’hypoxie cérébrale devait jouer son rôle et l’acidose induite par le gaz carbonique ne devait pas favoriser la fonction cérébrale. C’est ce que comprit parfaitement Larrey qui remercia poliment Hickman après une présentation à l’Académie Royale de Médecine où il pensait trouver plus de chaleur qu’à Londres où il s’était fait huer vertement !

 

On en était là en 1826, et l’acte chirurgical s’exerçait toujours à la manière d’une vivisection et bien sûr, sans asepsie !

Le chirurgien en renom, baron de l’empire, Alexis Boyer déclarait : «Nous sommes arrivés au sommet de l’art médical où toute perfection supplémentaire paraît douteuse ! »

Avec moins de suffisance mais avec conviction,  Velpeau déclarait en 1839 : « opérer sans douleur est une chimère qu’il n’est plus permis de poursuivre »

Et lorsque, au nouveau monde, le miracle s’accomplit, Magendie ne fut pas particulièrement inspiré en condamnant cette technique nouvelle : « Les gaz ont des effets perturbants sur le cerveau, c’est indéniable. Mais de là à supprimer la douleur au point de permettre une opération, il y a un monde. A mon avis, l’utilisation de ces procédés a même un côté immoral et personnellement, je les réprouve entièrement ». C’était pourtant en 1846 !

Les Etats Unis d’Amérique étaient un pays où l’aventure et le génie d’entreprise  s’avéraient souvent payants. Les acquis du vieux continent firent l’objet d’essais audacieux de la part des médecins parfois isolés et confrontés à la nécessité d’une gestualité thérapeutique souvent douloureuse et plus ou moins bien maîtrisée quant à la durée des opérations.

En 1842, non loin de Jefferson, en Georgie, le docteur Crawford William Long, après avoir apprécié l’effet de l’éther au cours de séances de « frolisch ether » réalise la première narcose analgésique chez l’un de ses patients présentant deux tumeurs rétro cervicales. Elles ne furent pas homologuées, le praticien n’ayant pas le temps de terminer la rédaction de son rapport.

Les chirurgiens dentistes, confrontés également avec la torture des rages de dents, prendront alors l’initiative.

Les « Laughing gaz party » étaient  très à la mode !

Horace Wells eut l’occasion d’expérimenter sur lui les effets du gaz hilarant le protoxyde d’azote, qu’un amoureux de la médecine, G. Q. Colton offrait à ses clients sous une tente de cirque. En décembre 1844, Colton administre le gaz à Wells jusqu’au début de la cyanose et son assistant, Riggs, en profite pour lui extraire une molaire avariée…sans douleur.  Wells réitère plusieurs fois et devant le succès permanent quitte sa ville pour Boston où il propose au chirurgien Warren d’appliquer sa méthode à la chirurgie générale. C’est un échec. Wells ne s’en remettra pas.

 

 

 

 

Son collègue Morton qui l’avait introduit à Boston en fit son profit et sur les conseils d’un chimiste de renom, Jackson, se familiarisa avec l’usage de l’éther. Les succès rencontrés le poussèrent à relever le défi d’une narcose en milieu chirurgical. Il fit une nouvelle proposition au docteur Warren et le 16 octobre 1846, nous l’avons vu, celui-ci extirpa une tumeur latéro-cervicale sans douleur chez le jeune Abbott. Le triomphe fut à la hauteur de la découverte et Morton, fort avisé en affaire, sut s’approprier tout le mérite de l’aventure. Il fallut quelque temps pour s’apercevoir que le « Léthéon » que voulait faire breveter Morton n’était autre que l’éther sulfurique !

Des rapports détaillés furent établis par d’illustres médecins, témoins de la scène, tel les Bigelow père et fils ou le docteur Hartmann et furent envoyés en Europe où ils furent accueillis sans enthousiasme extrême !

Il fallait la présence de témoins pour convaincre !

Le transatlantique « Arcadia » quitta Boston le 3 décembre 1846 et accosta le quai de Liverpool le 16 du même mois. Il y avait à son bord un messager porteur d’une lettre de Bigelow au docteur F. Boot de Londres, Edward Warren, neveu du chirurgien précité, porteur d’un appareil d’ « étherisation »  et le médecin du bord le docteur W. Frazer très excité de convoyer une telle mission.

Pourtant à Paris se trouvait déjà un jeune chirurgien américain, mis au courant de la technique, le docteur W. Fischer, que son maître Ware, envoyait à Velpeau !

Antoine, Joseph Jobert dit « de Lamballe » dans le service duquel travaillait Velpeau ne fut pas conquis par les premières tentatives du 16 décembre pendant qu’à Londres, les premières extractions dentaires réalisées chez Boot entraînaient l’adhésion de Liston. Quelques jours plus tard, Liston et Hartmann réalisaient une amputation de jambe avec plein succès chez le patient F. Churchill en présence du docteur Reynolds.

A Paris le docteur Malgaigne, que l’on disait plus prompt de la plume que du bistouri, forçant le destin, faisait réaliser cinq narcoses dont trois parfaitement réussies et courait les publier à l’Académie de Médecine dès le 12 janvier 1847.

Les choses s’accélérèrent alors et le 31 janvier, le professeur J. V. Corbet assisté du dentiste Petey, réalisait ce qu’il était convenu d’appeler depuis le 21 novembre 1846 une « anesthésie à l’éther » inaugurale à Besançon.

Pour la suite : voir « La  première anesthésie à Besançon » dans la rubrique « Un peu d’Histoire » .

 

Sources :

Georges Arnulf : « L’histoire tragique et merveilleuse de l’Anesthésie » 1989 Lavauzelle.
Maurice Bariety et Charles Coury : Histoire de la Médecine, 1963, Arthème Fayard
Georges Becker : Plantes toxiques. 1984 Gründ edit.
Jacques Borgé et Nicolas Viasnoff : Archives des métiers. Les médecins 1995: Ed. Michèle Trincvel
Pierre Delaveau : Histoire et renouveau des plantes médicinales, 1982, Albin Michel.
D. Rossignon : Arrivée de l’éther en France, Club de l’Histoire de l’Anesthésie et de la réanimation. V° réunion scientifique, 20 septembre 2001.
Kenneth Walker : « Histoire de la Médecine » dans Marabout université, 1962, Gérard & C° Verviers
Une photographie du site « Ars Medicinae et l'art de guérir au Moyen-Age ».